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Quais du Polar : rencontre avec Dennis Lehane, l’immense écrivain de Boston

Écrit par le 2 avril 2024


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Lorsqu’on le cueille d’assez bon matin à Los Angeles dans sa maison de Venice, Dennis Lehane a l’air aussi fatigué qu’exalté. Le quinquagénaire, sourire jovial et look de grand adolescent, a passé sa nuit sur un tournage, à bricoler de faux incendies pour la série Firebug, tirée d’un podcast de Kary Antholis, dont il assure le développement, l’écriture et la production exécutive pour Apple TV+. L’histoire vraie d’un pompier recruté pour enquêter sur des feux d’origine douteuse et qui se révélera in fine être le coupable, interprété par son désormais complice Taron Egerton. Les deux hommes avaient déjà collaboré sur Black Bird, une série carcérale que Dennis Lehane a adaptée du livre Avec le diable de James Keene dans laquelle l’acteur de Kingsman et Rocketman incarnait un agent double.

Taron Egerton et Paul Walter Hauser dans un épisode de « Black Bird », série carcérale adaptée par Dennis Lehane.

Taron Egerton et Paul Walter Hauser dans un épisode de « Black Bird », série carcérale adaptée par Dennis Lehane.©Gavin Bond/Apple TV+

En autodidacte de l’industrie cinématographique, le grand écrivain de polars affiche sa fierté d’avoir gravi tous les échelons du métier jusqu’à devenir le showrunner de projets de plus en plus ambitieux (des épisodes de The Wire, Boardwalk Empire et Mr Mercedes, d’après Stephen King, et Black Bird). Du choix du casting, aux coupes au montage, presque tout l’amuse dans cette activité aux antipodes de la routine solitaire du romancier. Il se sent  « dans son élément»lorsqu’il est entouré d’une demi-douzaine de scénaristes et d’écrivains au stade de l’écriture, puis de 150 collaborateurs au minimum pour la fabrication de contenus pour la télévision. Lui qui a si souvent décrit des flics dans ses livres s’est même offert le petit plaisir d’apparaître dans le rôle de l’agent de police Sullivan dans la troisième saison de The Wire (Sur Ecoute) à laquelle il a collaboré en tant que scénariste avec des amis écrivains, comme George Pelecanos et Richard Price.

Avec Black Bird, Dennis Lehane passe au carcéral

En 2022, avec Apple TV+, Dennis Lehane a pour la première fois endossé le costume de showrunner pour Black Bird, l’histoire vraie de James Keene (In With The Devil: A Fallen Hero, A Serial Killer, and A Dangerous Bargain for Redemption) : un trafiquant de drogues qui va accepter de devenir l’ami d’un serial killer en prison et de lui faire avouer ses crimes en échange d’une réduction de peine. Taron Egerton (Kingsman) joue James Keene et Paul Walter Hauser (Le Cas Richard Jewelll) le tueur en série Larry Hall. Un huis-clos carcéral tendu et très bien mené.

« «C’est tellement fun que je n’arrive pas à croire qu’on me paye pour exercer ce métier», plaisante-t-il. Il l’apprécie d’autant plus qu’il peut déléguer ce qui le passionne moins, comme les détails de décors ou de costumes. «C’est très différent par rapport à écrire un livre, où vous êtes seul responsable de toutes les étapes, où vous êtes Dieu» , explique-t-il avec autodérision dans la longue interview qu’il accorde en amont de sa participation à Quais de Polar. L’auteur de Shutter Island et de Mystic River est l’un des invités d’honneur de la vingtième édition du festival qui se déroulera en grande pompe à Lyon du 5 au 7 avril.

«Mystic River» (2003), réalisé par Clint Eastwood : trois enfants traumatisés par un épisode de leur enfance…

«Mystic River» (2003), réalisé par Clint Eastwood : trois enfants traumatisés par un épisode de leur enfance…©Village Roadshow Pictures / NPV Entertainment/Christophel

Il faut se faire une raison : Dennis Lehane n’habite pas plus dans les cités humbles mais hautes en couleurs de Boston qu’il décrit avec tant de délicatesse dans ses livres, qu’Ellroy ne vit à Los Angeles (il est installé à Denver), ou James Lee Burke à la Nouvelle-Orléans (il a un ranch à Missoula, dans le Montana). On imagine volontiers Dennis Lehane en polardeux confronté au syndrome de la page blanche dans une maisonnette en briques rouges de la Nouvelle-Angleterre. Il est en fait depuis dix ans un prolifique scénariste à Hollywood pleinement satisfait de l’activité on ne peut plus glamour qui le fait vivre.

Dorchester, source intarissable d’inspiration

Fils d’un chef d’équipe dans les magasins Sears, Roebuck & Co et d’une employée de cantine scolaire, cadet d’une fratrie de cinq grandie dans le quartier ouvrier de Dorchester, il a néanmoins tant décrit les paroisses et les ruelles de ce fief irlandais situé à huit kilomètres du centre-ville qu’il continue à incarner l’âme de Boston en littérature. En trente ans de carrière et quatorze romans, l’enfant de Beantown (« la ville du haricot », surnom de la capitale du Massachusetts) ne lui a été qu’une seule fois infidèle : en 2015 pour Ce monde disparu, dans lequel Joe Coughlin, son gangster d’origine irlandaise modeste, délaisse les berges de la rivière Charles pour profiter à Tampa de l’empire du crime qu’il a construit.

«Shutter Island » (2010) porté à l'écran par Martin Scorsese, avec Mark Ruffalo, Leonardo DiCaprio (le marshal), Max von Sydow et Ben Kingsley

«Shutter Island » (2010) porté à l’écran par Martin Scorsese, avec Mark Ruffalo, Leonardo DiCaprio (le marshal), Max von Sydow et Ben Kingsley©Andrew Cooper/Paramount Pictures/7e Art/Photo12

Ce dernier tome de sa trilogie historique fut un succès critique et public mais l’auteur en a gardé un fort mauvais souvenir.  «C’était vraiment trop dur. Je me suis dit que jamais je ne réécrirai sur un autre sujet que ma ville natale ! »Celle-ci constitue notamment le vrai sujet de sa série Kenzie-Gennaro, ses détectives tellement enracinés dans l’enclave catholique de Dorchester qu’ils enquêtent depuis un bureau niché dans le clocher d’une église prêté par l’archevêché de Boston. Le duo y traquera les malfrats jusqu’à ce que les prêtres soient rattrapés par les viols d’enfants qu’ils ont couverts depuis des dizaines d’années et soient privés de leurs propriétés.

Jusqu’à aujourd’hui, Boston ne cesse de hanter l’auteur, alors qu’il n’y met plus les pieds. Lui qui avait l’habitude de revenir aux sources une fois par an n’est pas retourné sur la côte est depuis le covid même si ses vieux amis et les matches des Red Sox lui manquent. « Je dois y emmener mes deux filles dans quelques semaines, elles se disent impatientes mais ce sont de vraies petites Californiennes. Attendons donc de voir leur réaction à dix degrés ! », s’amuse-t-il, lucide sur le gouffre, pas seulement météorologique, qui sépare l’univers d’où il vient de celui dans lequel il évolue.

Après une rude entrée dans la vie active à exercer quantité de petits métiers pour échapper à son milieu peu porté sur « la bagatelle culturelle » (éducateur pour enfants, chauffeur de limousine, cariste), il n’était en rien prédestiné à atterrir à Los Angeles. Il s’y est cependant si bien intégré, ses romans y ont été si naturellement adaptés par les plus grands (Clint Eastwood, Martin Scorsese, Ben Affleck) que le journal canadien The Globe and Mail a pu écrire il y a quelques années : «Los Angeles aime Dennis Lehane, mais Dennis Lehane n’aime pas Los Angeles.» La formule le fait bondir : «C’est désormais ici chez-moi et j’adore cette ville. Beaucoup de clichés circulent sur Hollywood mais je suis entouré de gens créatifs, talentueux, passionnés. Certains sont des trous du cul mais ils le seraient aussi s’ils étaient dentistes ou architectes plutôt qu’employés pour le cinéma.»

Une vie parmi les people du cinéma

Il fréquente depuis si longtemps les people qu’il n’est plus impressionné de frayer avec Leonardo DiCaprio ou Sean Penn. La confrontation des deux mondes génère néanmoins son lot de cocasseries. Sur le tournage de Mystic River, le romancier avait présenté Clint Eastwood à ses parents. Contrairement à sa mère, nerveuse, son père, « un vrai charmeur », s’était montré très à l’aise dans la discussion. «Ce n’est que plus tard qu’il est venu me demander comment s’appelait ce type sympa à la drôle de gueule. Mon père, aujourd’hui décédé, lisait le journal et regardait l’émission d’information 60 minutes, mais il n’aimait ni les livres ni les films sauf ‘L’homme tranquille’ avec John Wayne. Contrairement à ce qu’il prétendait, il n’a jamais ouvert un de mes romans de sa vie.»

Dennis Lehane, ici chez lui à Venice, Californie, assure le développement, l'écriture et la production exécutive de la série «Firebug».

Dennis Lehane, ici chez lui à Venice, Californie, assure le développement, l’écriture et la production exécutive de la série «Firebug».©Peyton Fulford pour Les Echos Week-End

Dennis Lehane a beau apprécier la cité des anges, cette dernière ne représentera jamais pour lui une source d’inspiration. « Depuis Raymond Chandler et John Fante, le terrain est bien encombré. James Ellroy ou Michael Connelly racontent si parfaitement la ville que je ne pourrai jamais rivaliser.» C’est donc dans le Boston d’hier, qu’il idéalise sans doute avec « son ambiance traditionnelle, son rythme au ralenti et sa superficie pas plus grande que Milwaukee», qu’il puise ses impulsions créatrices. «Mes impressions d’enfance font partie de mon compost mental, comme le dit joliment mon frère. Dans mon travail, je transforme et réutilise tout : une chanson, un film, un moment du passé, tout peut être valorisé. Je ne trie ni ne rejette rien. Un Schwarzenegger stupide des années 1980 me nourrit autant que ‘La Zone d’Intérêt’ , un morceau des Rolling Stones ou de Springsteen qu’une mélodie de Lana Del Rey. Et mes souvenirs de Boston alimentent naturellement ce terreau.»

Le lecteur attentif repérera que certaines réminiscences marquantes se retrouvent, légèrement modifiées, dans plusieurs ouvrages. La scène inaugurale de Mystic River, un épisode cauchemardesque d’  «Enfants qui échappent aux loups» (voir encadré) apparaît déjà dans le terrifiant Ténèbres, prenez-moi la main dans lequel des gamins jouant dans la rue sont à deux doigts d’être embarqués dans la camionnette de sinistres personnages grimés en clowns.  « J’ai vécu une telle aventure avec ma bande de copains, confirme le romancier. On est vraiment monté dans la voiture d’inconnus mais, heureusement pour nous, ils se sont révélés de vrais flics.»

«Le Silence», plus autobiographique que jamais

Jamais ses fictions n’avaient été aussi autobiographiques que la dernière en date, Le Silence, sortie en avril 2023 chez Gallmeister, son nouvel éditeur français. Dans cette merveille du genre, il raconte la quête éperdue d’une Irlandaise dure à cuire, Mary-Pat, pour retrouver sa fille disparue une nuit dans la ville déchirée par les tensions raciales. À la fin de l’été 1974, des protestations avaient éclaté à Boston contre la politique de déségrégation scolaire lancée par le sénateur Ted Kennedy, le tristement célèbre « busing » qui consistait à transporter les écoliers africains-américains dans des établissements blancs et vice-versa pour provoquer une mixité forcée. Les classes ouvrières américano-irlandaises s’étaient particulièrement mobilisées, dénonçant la manière dont une élite aisée de gauche leur dictait sa loi.

Le petit Dennis, âgé de 9 ans, avait assisté au déferlement de colère et de racisme dans une communauté qu’il considérait comme solidaire et bienveillante. Alors qu’il se trouvait à quelques blocs de sa maison victorienne de Dorchester dans la voiture de son père, il s’était fait coincer dans une violente manifestation dans le quartier adjacent de South Boston, une enclave 100% blanche et pauvre. « C’était la nuit, des effigies des partisans de la déségrégation brûlaient, pendues aux lampadaires, et les reflets des flammes ruisselaient sur le pare-brise et les vitres de la Chevrolet de mon père, se souvient-il avec émotion. La voiture était secouée et ballottée tandis que nous roulions au pas à travers cette marée humaine en furie. Je n’ai jamais eu si peur de ma vie.»

Avec «Le Silence», Dennis Lehane s'est our ainsi dire libéré du traumatisme des émeutes de 1974, à Boston.

Avec «Le Silence», Dennis Lehane s’est our ainsi dire libéré du traumatisme des émeutes de 1974, à Boston.©Peyton Fulford pour Les Echos Week-End

Il n’a jamais pu oublier l’effroyable transfiguration de voisins qui aidaient les vieilles dames à traverser la rue, se donnaient un coup de main pour déneiger les allées ou priaient ensemble dans leur paroisse, en propagateurs de haine conspuant les « nègres » et lapidant des bus remplis d’écoliers. Sa sensibilité aux questions de race et de classe, dont regorgent ses livres de mafieux comme ses plus rares thrillers psychologiques, trouve son origine dans cet élément déclencheur. Bien qu’il ne fasse jamais ouvertement état de ses convictions politiques, il estime comme bien d’autres auteurs que le polar se doit de traiter des relations entre les nantis et les déshérités et de l’incapacité des politiciens et de la société en général à lutter contre les inégalités.

L’écriture comme échappatoire

Il lui a fallu presque cinquante ans pour coucher par écrit son traumatisme de l’été 1974. Paradoxalement, c’est alors qu’il se trouvait à la Nouvelle-Orléans au printemps 2021 sur le tournage de Black Bird compliqué par la chaleur, les cyclones et les tensions dans l’équipe qu’il s’est attelé à la rédaction de ce premier roman en six ans. « C’était un moyen d’échapper à la pression que je ressentais durant la journée. Je me suis mis à écrire frénétiquement la nuit. Les mots semblaient couler alors que je suis d’habitude plutôt un auteur du genre besogneux. Je n’avais pas ressenti cela depuis mon premier livre, Un dernier verre avant la guerre, auquel ‘Le Silence’ fait un écho direct trente ans plus tard. Je ne devais contractuellement ce manuscrit à aucun éditeur, je l’écrivais pour moi, je me sentais libéré.»

Que ses fans soient (à demi) rassurés. Alors qu’il avait précédemment suggéré dans la presse américaine que Le Silence serait son ouvrage ultime, l’écrivain n’exclut plus de se remettre à l’ouvrage, une fois qu’il aura fini d’adapter son dernier livre en une mini-série pour Apple TV +. À condition, toutefois, que les circonstances s’y prêtent…« Il faudrait qu’un nouveau roman me saute à la gorge et ne lâche pas prise» , reconnaît-il. On se prend égoïstement à lui souhaiter tous les cataclysmes du monde sur un prochain tournage pour qu’il éprouve le besoin de se réfugier, une fois encore, dans l’un de ses romans capables de nous ravir à presque tous les coups.

En cinq livres

· Un dernier verre avant la guerre (1994)

Ce premier livre publié à 29 ans présente son couple de détectives privés bourrés de charme Kenzie et Gennaro, amis-amants aux goûts opposés, d’Apocalypse Now à Star Trek, de Springsteen à Morrissey. Racisme, bassesses politiques, pédophilie : les grands thèmes sont posés.

· Gone baby gone (1998)

La quatrième des six aventures de Kenzie-Gennaro, embauchés par une famille du quartier pour retrouver Amanda, quatre ans, disparue un soir que sa mère se droguait au bar. Le duo se met en quatre pour pister la fillette mais faut-il vraiment la rendre à un tel foyer ? Un autre Bostonien, Ben Affleck a magnifiquement transcrit à l’écran l’âme de la ville, embauchant notamment des figurants des cités.

· Mystic River (2001)

Trois garçons traînent dans la rue, quand une Plymouth marron à l’odeur de pomme s’arrête près d’eux. Deux occupants à l’allure de flics embarquent Sean qui réapparaîtra après quatre jours. Un quart de siècle plus tard, les amis se retrouvent, marqués à jamais par l’événement. Clint Eastwood l’a porté à l’écran avec un Sean Penn grandiose.

· Shutter Island (2003)

L’un des thrillers les plus mémorables jamais écrits, au twist final souvent copié, jamais égalé. Dans les années 1950, au large de Boston, un îlot nommé Shutter Island accueille un asile psychiatrique, dont les pensionnaires sont des meurtriers. Le marshal Teddy Daniels y débarque pour retrouver une malade portée disparue et s’y confronte à une vérité terrifiante. Martin Scorsese a fidèlement transposé ce chef-d’oeuvre à l’écran.

Un pays à l’aube (2008)

En 1918, la police se met en grève dans une Boston au bord de l’explosion entre la réintégration des soldats de retour de la guerre, l’afflux de migrants européens, la radicalité des mouvements gauchistes et les ravages de la grippe espagnole. Lehane fait une incursion magistrale dans le roman historique avec ces 700 pages, premier tome de la trilogie Joe Coughlin.

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