Mode : le bleu marine, discret rival du noir

Plusieurs enquêtes d’opinion le confirment : le bleu est la couleur préférée d’une immense majorité de personnes. En témoigne le sondage réalisé en 1993 (puis en 2000, avec le même résultat) par le fabricant de crayons Crayola auprès de jeunes Américains, ou celui mené par l’institut d’études britannique YouGov en 2015 dans dix pays différents. Mais de bleus, il en existe beaucoup : cobalt, indigo, cyan, Klein…

Comme son nom l’indique, le bleu marine tire son origine de la grande bleue. En 1749, les officiers de la toute-puissante Royal Navy adoptent un nouvel uniforme – marine donc – et le popularisent. Au siècle suivant, le marine gagne du terrain auprès d’autres institutions (gendarmerie, poste, douane…), avant de conquérir les garde-robes des civils grâce au travail de couturiers.

« Dès 1920, le bleu marine connaît un boom sous l’impulsion du couturier Jean Patou », raconte l’historien de la mode Xavier Chaumette. Suivront Christian Dior, Jean Muir, Pierre Cardin ou Yves Saint Laurent. La fin des années 1970 voit quant à elle bourgeonner des vestes ou blazers marine sur le dos des businessmen ou des étudiants de bonne famille, imaginés par Giorgio Armani ou Ralph Lauren. Au même moment, de facétieux créateurs japonais (Rei Kawakubo, Yohji Yamamoto) osent mélanger le marine et le noir. Le résultat est pointu et toujours de bon goût. Plus récemment, c’est l’avènement du quiet luxury qui vient placer le bleu marine au centre de l’échiquier et parachever sa réputation de couleur chic. Juste devant le noir. Dès 1954, Christian Dior l’avait écrit et prédit : « Parmi toutes les couleurs, le bleu marine est la seule qui puisse rivaliser avec le noir. Elles ont les mêmes caractéristiques. »

Le bleu Navy, la couleur des uniformes

Premier coup de publicité pour le bleu marine en 1749, quand la couleur devient officiellement celle des officiers de la Royal Navy. On dit que cette couleur venue d’Inde résisterait mieux au soleil et à l’eau de mer. Il n’en faut pas plus pour la rendre populaire.

Au siècle suivant, le marine poursuit son extension. « Entre le début et le milieu du XX^e, selon des modalités et des rythmes qui varièrent d’un pays à l’autre, passèrent tour à tour du noir au bleu marine : les marins, les gardes et les gendarmes, les policiers, certains militaires, les pompiers, les douaniers, les facteurs, les sportifs et même, à des dates plus récentes, quelques ecclésiastiques », relève l’historien et spécialiste des couleurs Michel Pastoureau, dans son livre Bleu : histoire d’une couleur. Aujourd’hui encore, rien n’a bougé : le lainage bleu marine renvoie aux uniformes marins ou scolaires (dont la question du port est sans cesse relancée).

La période bleu marine des couturiers

« Dans les années 1920, Jean Patou s’empare du bleu marine pour imaginer des tenues chics et décontractées portées par des femmes actives. Des maillots de bain ou des sweaters avec ganse s’expriment dans un style très Riviera », explique l’historien de la mode Xavier Chaumette. En 1947, Christian Dior s’illustre avec une robe baptisée Soirée, issue de sa première collection Corolle. Un modèle du soir en taffetas marine pourvu de deux étages plissés superposés porté l’année de sa création par la vedette hollywoodienne Rita Hayworth pour la première du film Gilda. Voilà qui suffit à propulser le marine dans la légende.

D’autres couturiers contribuent ensuite à le faire entrer au panthéon des couleurs raffinées. Telle la Britannique Jean Muir, toujours vêtue de bleu marine, qui lance dès 1960 des robes en jersey, fluides, sobres et intemporelles. Ou encore Yves Saint Laurent qui, avec sa propre maison en 1962, ouvre son défilé avec un caban marine emprunté au vestiaire masculin et associé à un pantalon de shantung blanc et des mules.

Marine et noir, l’impossible mariage ?

Qui a dit que le noir et le bleu marine ne pouvaient pas se marier ? Certainement pas la vague de créateurs japonais débarqués à Paris dans les années 1970 et 1980 et qui aime chahuter la mode occidentale. « C’est le cas des chantres du noir comme Yohji Yamamoto et Rei Kawakubo, la créatrice de Comme des Garçons, qui non contente de susciter des débats avec ses pulls savamment déchirés ou ses manteaux élimés, décide d’associer noir et marine dans ses collections », souligne Xavier Chaumette.

Le résultat est chic et pointu. « Dans les années 1990, Miuccia Prada a également beaucoup oeuvré à l’acceptation de la combinaison de ces deux couleurs. »

La référence des étudiants et des businessmen

Jupes plissées, blazers, pulls torsadés… le marine est la couleur de référence de la garde-robe néo-preppy (BCBG pour les Français). Dans les années 1980, des créateurs américains comme Ralph Lauren ou Tommy Hilfiger sont les chantres de cette esthétique classique, bourgeoise et décontractée, diffusée à travers leurs défilés et campagnes de publicités. « Ralph Lauren est le premier à réhabiliter cette mode collège des années 1920. Grâce à lui, le blazer bleu marine connaît alors un énorme succès », détaille Xavier Chaumette.

Ces mêmes années, le costume marine a le vent en poupe. « C’est avec Giorgio Armani qu’il prend toute sa force et sa dimension. Aujourd’hui encore, à bien regarder autour de soi, les hommes portent davantage de costumes marine que noirs. » Dans American Psycho, roman de Bret Easton Ellis paru en 1991, le banquier Patrick Bateman ne jure que par Armani – et ses costumes marine, forcément marine.

Quiet luxury

L’année 2023 a vu la naissance d’un nouveau style et d’une nouvelle expression : le quiet luxury. Soit une mode sans logo, faite de coupes impeccables, de matières nobles, qui crée une allure sobre et intemporelle. Autrement dit, le summum du luxe, porté par des couleurs discrètes et « de bon goût » comme le beige ou le bleu marine. Un vestiaire mis à l’honneur par la richissime famille Roy dans la série à succès « Succession » . La pièce maîtresse ? Une casquette marine de la marque Loro Piana coiffée par le personnage central, Kendall Roy.